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Joffrey Célestin-Urbain : « La tendance est à l’intensification de la menace économique étrangère »

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Joffrey Célestin-Urbain est chef du service de l’information stratégique et de la sécurité économiques au Ministère de l’Economie et des FInances. Il a accepté d’accorder une interview à Refrance pour revenir sur son parcours et sur ses missions. Il évoque la position de la France sur des sujets-clés en matière de souveraineté économique.

Refrance : Bonjour Joffrey Célestin-Urbain, pouvez-vous vous présenter ? Quel est votre parcours ?

Joffrey Célestin-Urbain : Je suis Joffrey Célestin-Urbain, chef du service de l’information stratégique et de la sécurité économiques (SISSE). J’ai 15 ans de carrière dans la fonction publique sur des fonctions et des thématiques très variées : changement climatique/environnement/agriculture, soutien à l’internationalisation des entreprises, financement du développement, sécurité/sûreté, restructuration des dettes souveraines. J’ai eu l’occasion de découvrir plusieurs administrations à Bercy (DG Trésor, DGE), au ministère de l’énergie et de l’écologie (direction générale de l’énergie et du climat) et à l’international (Banque interaméricaine de développement à Washington DC).

Refrance : Quel est votre poste actuel ? Quelles sont vos missions ?

Joffrey Célestin-Urbain : Je dirige le SISSE, un service de la Direction générale des entreprises (DGE), depuis 3 ans et demi. La principale mission du service, conformément aux dispositions du décret 206-2019 du 20 mars 2019 relative à la gouvernance de la politique de sécurité économique, est de coordonner la protection des actifs stratégiques de l’économie française face à la menace étrangère.

Refrance : Selon vous, a-t-on les moyens de protéger les entreprises françaises stratégiques ?

Joffrey Célestin-Urbain : Oui, l’Etat s’est considérablement réarmé au cours des trois dernières années en se dotant d’une véritable politique publique de sécurité économique. Nous avons mis en place à Bercy autour du SISSE une plate-forme de détection et de réponse aux menaces économiques étrangères qui n’existait pas auparavant. Cette plate-forme a identifié et traité environ 800 alertes de sécurité économique en 2020 et 2021, qu’il s’agisse de rachats d’entreprises stratégiques (autour de 40% du total), de tentatives de prédation sur la propriété intellectuelle (y compris de nos laboratoires publics), et de captations d’informations sensibles.

Tous nos réseaux et nos sources sont mobilisés à plein : les délégués à l’information stratégique et à la sécurité économique placés auprès des préfets de région nous remontent des signalements de terrain, et les services de renseignement nous alimentent au quotidien pour déceler des signaux faibles de menaces.

Nous disposons désormais d’une palette d’outils large qui s’adapte à la diversité des menaces : le contrôle des investissements étrangers en France (IEF) a été élargi à de nouveaux secteurs et technologies stratégiques, notamment avec les biotechs (en pleine crise COVID) et les énergies renouvelables ; de plus en plus d’établissements publics de recherche à haute sensibilité se dotent de moyens de protection de leur potentiel scientifique et technique ; la loi du 26 juillet 1968 – qui interdit de communiquer des informations de souveraineté à des autorités publiques étrangères ou de collecter des éléments de preuve en-dehors des canaux d’entraide – est en train de connaître une deuxième vie, avec de plus en plus d’entreprises françaises confrontées à des procédures extraterritoriales qui invoquent la protection de la loi à travers son nouveau guichet unique, le SISSE.

Refrance : Une nouvelle loi de blocage est-elle nécessaire pour empêcher les rachats agressifs d’entreprises françaises stratégiques ?

Joffrey Célestin-Urbain : Le champ de la loi de 1968 ne s’étend pas au rachat d’entreprises françaises. Le principal instrument dont nous disposons face aux prises de contrôle d’entreprises stratégiques pour notre souveraineté est l’IEF. Sa pratique a évolué pour prendre pleinement en compte les objectifs de la sécurité économique. Il couvre désormais une palette plus large d’activités et de technologies.

Des mesures exceptionnelles, comme l’inclusion des entreprises de biotechnologies ou encore l’abaissement du seuil de contrôle à 10% pour les sociétés cotées (contre 25% en temps normal) ont permis, en pleine pandémie, d’endiguer les risques de rachats opportunistes. Désormais, l’Etat n’a plus la main qui tremble quand il faut bloquer les rachats qui nous semblent incompatibles avec la souveraineté ou quand il faut imposer des garde-fous très forts.

Par ailleurs, nous ne nous limitons plus au seul volet défensif : nous accompagnons de plus en plus souvent nos pépites technologiques dans la recherche de financements français et européens pour assurer leur développement et leur ancrage en France. Nous avons déployé en 2020 un nouveau fonds public, le French Tech Souveraineté, doté initialement de 150 M€, qui prend des participations stratégiques dans des entreprises prometteuses de la tech, positionnées sur des innovations de rupture. Ce fonds permet de catalyser l’investissement privé et de garder en France des start-ups et des PME technologiques qui sinon se financeraient à l’étranger.

Refrance : Depuis le début de la crise sanitaire, la politique de sécurité économique de l’Etat a-t-elle évolué et comment ?

Joffrey Célestin-Urbain : Notre plate-forme de détection et de résolution des alertes de sécurité économique est entrée en régime de croisière en pleine crise sanitaire en 2020. Nous sommes passés à l’échelle au moment même où nous en avions le plus besoin et où les menaces se multipliaient, à mesure que nos entreprises stratégiques étaient fragilisées financièrement par les retombées du COVID. Nous avons répondu tout de suite à la crise avec des mesures exceptionnelles dans le champ de la sécurité économique, en particulier avec l’abaissement du seuil d’éligibilité au contrôle IEF à 10% pour les entreprises cotées. 100% des alertes que nous recevons et que nous caractérisons comme telles sont traitées, c’est-à-dire qu’elles font l’objet d’actions coordonnées destinées à neutraliser la menace.

Alors qu’avant, la riposte de l’Etat était ponctuelle, aujourd’hui notre politique de sécurité économique garantit qu’une réponse est systématiquement apportée quand nos intérêts souverains sont en jeu. Il n’est plus rare que nous interdisions des partenariats de recherche qui pourraient servir de vecteurs de prédation à des intérêts étrangers, que nous nous interposions face à des autorités étrangères qui sollicitent directement nos entreprises pour obtenir des informations sensibles, que nous trouvions des solutions de financement françaises en réponse aux besoins de la tech en alternative à des investissements étrangers potentiellement problématiques …

Refrance : La DGSI vient de publier un rapport sur les investissements étrangers. Le nombre de cas d’ingérence économique lié aux investissements étrangers déloyaux est-il en augmentation ?

Joffrey Célestin-Urbain : La tendance est à l’intensification de la menace économique étrangère, les chiffres parlent d’eux-mêmes : +40% d’alertes répertoriées en 2021 par rapport à 2020. On tourne actuellement entre 40 et 50 nouvelles alertes chaque mois. La principale source de menace est de nature capitalistique. Le nombre de dossiers qui passent par le dispositif IEF est en forte augmentation. Mais les formes d’ingérence sont extrêmement variées, de la prédation « légale » aux activités souterraines, du grand groupe coté à la licorne en passant par des unités de recherche ou des incubateurs.

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Refrance : La Région Auvergne-Rhône Alpes a lancé au printemps dernier un fonds souverain régional, une première en France. Pensez-vous que ce type d’initiative est appelé à se multiplier ?

Joffrey Célestin-Urbain : D’ores et déjà, plusieurs régions ont mis en place des véhicules d’intervention financière de ce type. C’est ce que j’ai constaté en 2021 tout au long de mes déplacements dans les régions de France métropolitaine avec le Ministère de l’intérieur. J’y ai à chaque fois plaidé, avec un écho positif, pour une bonne articulation entre les actions de développement économique menées par les exécutifs régionaux et la politique de sécurité économique dans son déploiement territorial, sous l’autorité des Préfets de région.


Refrance : Le marché des semi-conducteurs connaît une forte hausse de la demande ce qui attise les intérêts étrangers. Comment la France protège-t-elle ses pépites et comment peut-on accroître la production dans ce secteur ?

Joffrey Célestin-Urbain : La protection des pépites entre complètement dans le champ de la politique de sécurité économique. Ce sont les deux jambes de la souveraineté économique : développer l’innovation, le tissu industriel, l’offre française de services, et les préserver de la prédation étrangère. Il en va des semi-conducteurs comme d’autres filières stratégiques de notre économie (santé, cloud, intelligence artificielle, espace …), où nous déployons en même temps une politique de l’offre, pour stimuler les écosystèmes d’entreprises françaises, et industrialiser l’innovation, et une politique de sécurité économique, pour éviter que ce que nous avons réussi à rebâtir en termes de tissu économique ne soit opportunément capturé par des grandes puissances en quête de suprématie technologique.

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